
Genre : Essai.
Première édition : 2022 en VF
Présentation de l’éditeur : « « Nous ne serons jamais frères ; ni de même patrie, ni de même mère. » Tels sont les mots adressés par la poétesse ukrainienne Anastasia Dmitruk au peuple russe en 2014, miroir inversé des discours récents de Vladimir Poutine qui ne cesse de souligner au contraire l’identité commune entre les deux pays.
S’appuyant sur son expérience de terrain en Russie et en Ukraine, Anna Colin Lebedev retrace les trajectoires de ces deux sociétés pendant les années postsoviétiques. Elle met en lumière à la fois le maintien de proximités, à travers notamment l’héritage de l’URSS, et la cristallisation progressive des différences. En 2014, Russes et Ukrainiens ont cessé d’avoir la même vision d’un destin partagé. L’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass ont été un point de rupture. Et c’est un gouffre qui semble depuis février 2022 se creuser entre les deux peuples, alors que l’agression armée de l’Ukraine par la Russie les a fait basculer dans l’horreur d’un conflit meurtrier.
Aucun livre ne suffira à combler ce gouffre et à panser l’immense blessure de la guerre. Ce texte se veut cependant un pas dans une direction essentielle : ne pas renoncer à connaître et comprendre l’autre.«
Ma chronique :
L’auteure, universitaire spécialiste des sociétés postsoviétiques, a écrit après le début de l’invasion de l’Ukraine ce décryptage des sociétés ukrainiennes et russes actuelles, en compilant des travaux de recherche, des analyses et des témoignages qu’elle a elle-même recueillis. Son fil conducteur est de montrer que les peuples ukrainiens et russes ont été proches, se sont écartés depuis la chute de l’URSS jusqu’à la rupture récente.
L’auteure choisit de commencer son analyse à l’époque soviétique, et non, comme tant d’autres, aux siècles antérieurs. L’URSS avait voulu créer un seul peuple, minimisé l’Holomodor et favorisé, voire imposé, la prépondérance de la langue russe. Le sujet de l’Histoire et son enseignement ne sont évidemment pas anodin. L’auteure n’élude pas certains pages sombres de l’histoire ukrainienne et souligne la difficulté de l’Ukraine à se trouver des héros de la Seconde Guerre mondiale quand ceux-ci se sont alliés aux nazis. Un peu de nuances dans les débats autour de ces deux pays sont bienvenues. Il est frappant qu’en miroir, la Russie d’aujourd’hui minimise les crimes du stalinisme, à tel point que plus de la moitié des Russes considèrent Staline comme un grand leader.
À la chute de l’URSS, l’adoption de l’économie de marché s’est accompagnée de la corruption dans les deux pays, Russie et Ukraine. Cependant, les deux peuples qu’on aurait pu croire très proches vont prendre des chemins différents. Quand l’Ukraine devient pluraliste et voit l’opinion publique prendre un poids important, les Russes s’enfoncent dans une société où les citoyens cherchent à éviter tout contact avec l’État. La mécanique est décrite avec précision, autour de thèmes comme la violence ou les manifestations dans la rue. Il est frappant de constater que l’Ukraine adopte au fil de l’eau les principes des démocraties occidentales et de l’État de droit (même si le livre souligne que ce mouvement n’est pas terminé et qu’il reste des points majeurs à améliorer) alors que la Russie se durcit vers un système où la notion de violence d’État n’est pas usurpée.
Le sujet de la langue et le sentiment d’appartenance à une ethnie (ukrainienne ou russe) est naturellement abordé, en décrivant une situation plus complexe que ce qu’on lit habituellement. L’auteure détaille une évolution depuis 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass marquant une rupture dans l’histoire de l’Ukraine. Surtout, le début de la guerre de 2022 a provoqué une fracture, non seulement à cause de la guerre meurtrière elle-même, mais aussi le choc des Ukrainiens de voir les Russes soutenir en majorité cette guerre. L’auteure retrace méticuleusement la désinformation en place depuis des années en Russie à propos de l’Ukraine, notamment depuis les événements de Maidan en 2014, démontant les mécaniques par lesquelles les Ukrainiens sont désignés dans leur ensemble comme des nazis, ou tout du moins des personnes d’extrême droite voulant écraser les russophones. Mécaniques qui ont fonctionné non seulement auprès des Russes, mais aussi auprès des habitants des républiques autoproclamées du Donbass.
Un essai clair, précis et très pédagogique, qui sait être nuancé quand il le faut, et que je conseille auprès de tous ceux qui désirent mieux comprendre certaines forces à l’œuvre dans la guerre actuelle en Ukraine, vues sous l’optique des peuples et leur mentalité.
Autres chroniques dans la blogosphère : signalez-vous en commentaire !